Sabine vint m’ouvrir la porte. Il était onze heures du matin.
« Salut ! t’as pas une clope ? »
Elle sourit, et me laissa entrer.
Sabine était aussi grosse que son chien était petit. Elle avait les joues roses, toujours, et un large sourire, toujours, ou presque toujours.
A défaut d’être une copine, comme parfois on peut avoir des copines, des nanas qu’on aime bien, qu’on prend plaisir à voir, Sabine était une camarade, tout au plus. Une voisine. Je l’avais rencontrée une dizaine d’années plus tôt. Nous avions emménagé en même temps, dans le même village paumé, au fin fond de la cambrouse française. Nos destins s’étaient croisés là, sur la départementale. Je l’avais prise en stop, et nous avions parlé… et puis, comme nous étions les seuls à cette époque là à avoir moins de trente ans dans le canton, nous nous étions invitées, revues, assez souvent. Nos enfants allaient dans la même école, et avaient le même âge. Ils étaient devenus amis, et nous avions sympathisé, par voie de conséquence. Elle avait quitté sa ville, son mec, et tout le tralala avec sa fille sous le bras, pour refaire sa vie avec un « type bien ». Dix ans plus tard, son ex avait repris sa fille, elle venait de plaquer un alcoolique répugnant, et se retrouvait seule, avec Grégory, son fils de six ans. Elle travaillait comme serveuse. Nous ne nous voyions plus que rarement, parfois, pour boire un café.
Le voisin était déjà là, un autre voisin. Quand il ne travaillait pas, ce voisin là buvait du café chez les autres. C’était un grand type, très brun, très maigre, très bavard, des fois.
Le voisin était déjà là, et se tenait debout, près du poêle.
Dehors, il commençait à faire beau. Après trois jours de tempête venteuse, dix jours de pluie, et tout un hivers, le soleil de printemps se faufilait entre les nuages. En descendant la rue, je l’avais senti se poser sur ma peau. C’était pour cela que j’étais allée voir Sabine : parce qu’il faisait beau, parce qu’il faisait presque chaud, parce que j’avais bien travaillé, et que je voulais voir du monde. Je n’avais pas besoin de clopes. J’en avais encore une ou deux dans mon paquet. C’était un prétexte. Un prétexte pour boire un café avec des gens.
Je me suis assise à la table, et le voisin m’a rejoint.
« oh ! ben dis ! T’as l’air en forme!
- comme d’hab. ! »
Le voisin a souri. Le voisin, lui, était un ami, je crois, ce que l’on pourrait appeler un ami : un type que j’appréciais beaucoup, sans pouvoir dire pourquoi. La première fois que mon compagnon l’avait ramené à la maison, il s’était produit entre nous quelque chose d’inexplicable, d’insensé, une sorte d’attirance idiote, et désintéressée, quelque chose, qui peut-être, était de l’amitié. Un sentiment d’attachement. Je l’aimais bien, et c’était réciproque.
« t’as l’air en forme ! » était une sorte de code entre nous, une boutade, entre maniaco- dépressifs extralucides : quand il avait une sale tête, ou que je passais chez lui à un mauvais moment, je lui disais souvent « alors ? la forme ? », et je voyais s’ouvrir sa bouche sur ses dents jaunes, les traits violacés, presque noirs qui cernaient ses yeux se relever, et son regard s’écouler entre deux fentes . Dans ces moments là, je pensais souvent au rire des têtes de morts. Pas besoin de mots, à ce niveau là, nous nous ressemblions trop. Je voyais instantanément l’état d’esprit dans lequel il se trouvait, et lui aussi, souvent, devinait le mien.
- comme d’hab. », cela voulait tout dire. Comme d’hab. : non, je ne suis pas en forme. Mais on va dire que oui, parce que c’est plus simple.
Pour vivre à la campagne, quand on n’est pas retraité, ni richissime, il faut avoir les idées bien accrochées, et l’ambition morte. Aimer la randonnée et les oiseaux ne suffit pas. La campagne française, la vraie, celle qui étale ses langueurs sur la diagonale du vide, est un vrai mouroir, au sens propre comme au sens figuré. Les vieux fonctionnaires aigris viennent y casser leur pipe, et les jeunes qui viennent s’y installer sont tous des psychopathes, parce qu’il faut être fou pour vivre à un endroit que les autres ont déserté, je dis bien déserté, non pas quitté, mais fui. Dans quelque région de cette fameuse diagonale que vous regardiez, vous ne trouverez pas un, je dis bien pas un « néo », comme ils disent, qui ne soit à moitié fou. Tout simplement parce que l’idée même d’aller s’installer dans le désert relationnel, le désert culturel, le désert administratif, et j’en passe, ne germe que dans la tête des fous.
Entre gens de bonne composition, donc, parfois, nous prenions le café.
Au début de notre relation, un début de plus en plus lointain, nous nous occupions entre nous, et parfois, nous pouvions avoir l’impression de passer ensemble des moments sympathiques, et sains. Nous partions aux cueillettes, nous fabriquions des conserves, nous partions en pique-nique, jouions au foot ou à la pétanque. Les enfants étaient petits, et se fabriquaient des cabanes, des dinettes, ou des chasses à l’homme. Mais le temps avait passé, les uns s’étaient mis à boire, les autres à travailler, dans ces boulots de merde, sous-payés, ces boulots qu’on trouve à la campagne… nous nous étions engueulés, réconciliés, encensés ou maudits… les enfants étaient devenus des ados boutonneux, râleurs, et pleins de problèmes…certains, comme Sabine, avaient commencé à trouver le temps de papa/maman un peu long, et avaient décidé de vivre à trente- cinq ans ce que l’on vit habituellement à vingt. D’autres s’étaient retrouvés avec des cornes plus ou moins hautes… certains, comme moi, ne sortaient plus, ni ne parlaient plus… Tous buvaient le café. Le café était un moyen pratique de s’entendre dire « bonjour » au moins une fois par semaine, et de papoter cinq minutes, avec un autre que soi.
« Oh ben dis ! Tu as la forme, on dirait!
- comme d’hab. J’ai un peu la gueule de bois.
- Puf ! moi, c’est pour ça que j’ai arrêté l’alcool : sur le moment, t’as la patate, tu rigoles, tu fais le con, mais le lendemain, tu pleure ta mère !
- oh, ça va, tu sais, je ne bois pas autant que ça. Mes deux trois verres de pinard, le soir, c’est tout. »
Il me regardait, avec ses yeux glauques. Et moi, je regardais ses fringues, parce qu’il faisait plutôt bon, parce que le poêle tournait à fond dans une pièce située plein sud, parce que je ne m’étonnais pas qu’il ait gardé sa polaire, sa parka, et son écharpe bien serrée. Je devinais juste pourquoi : je dérangeais un peu.
« Tu bois quelque chose ?
- heu, oui, je veux bien un café, s’il te plait. »
Sabine ouvrait de grands yeux : « un café ? »
J’avais envie de répondre « ben oui, un café ! ça fait dix ans qu ‘on se connait, ça fait dix ans que je bois du café ! Toujours du café ! qu’est-ce que tu voudrais me faire boire d’autre, à onze heures du matin ? Je picole déjà presque tous les soirs ! » Mais je répétais simplement : « oui, du café, c’est très bien. », et je fixais la parka, comme un symbole de ce , de tout ce, que j’avais en face des yeux.
Quand elle revint, avec trois tasses et une cafetière, j’essayais de recentrer le sujet sur ce que j’étais venue chercher : une bonne compagnie.
« Alors, Tortilla Flat, c’était comment ? »
Ben oui, on est parfois cruels, même avec les gens dont on se fout . Je ne sais plus pourquoi, on m’avait prêté quelques temps auparavant Torilla Flat[1] . Je l’avais lu avec délectation, et avec des arrières pensée, aussi, tristes et drôles, tout à la fois : les amis de Danny ressemblaient aux miens ! Trait pour trait, quasiment ! En dix ans, je les avais vu se squatter les uns les autres, échanger dix fois le même objet contre une poignée d’argent, se mentir, pour obtenir de l’autre ce qu’il n’aurait jamais cédé de lui-même, prêter leur épaule à celui qui s’effondrait pour mieux le poignarder dans le dos… et le tout avec le sourire, et avec la bonne conscience … Je n’avais donc pas hésité une seconde à partager mon plaisir et mon amusement avec la seule personne qui, dans ce charmant petit groupe, savait encore lire, et lui avais gentiment prêté à mon tour… en espérant un peu qu’elle se reconnaisse.
« Alors ? T’en as pensé quoi ? »
Sabine se retourna, et me montra le livre en question, qui trainait au dessus d’elle, sur une étagère. Elle me montra le marque- page, qui ne devait pas avoir dépassé le chapitre 2.
Le voisin sourit : « J’t’ai dit qu’on sait plus lire ! Dis donc, t’as une tête… »
Ouais, changer de sujet… parler cinéma… La copine aimait bien Tim Burton, c’était même elle qui m’y avait donné goût… J’attrapais au vol le joint qu’elle me tendait, et j’enchainais sur le dernier film de Tim Burton.
« Je l’ai pas vu. »
Fut un temps, elle serait allée le voir en ville, sur grand écran, avec le son dolby-machin, rien que pour dire « je l’ai vu avant vous ! ». Fut un temps, elle serait partie un matin avec sa bagnole, aurait roulé plus de cent kilomètres, aurait vu ce putain de film, et serait remontée dans la journée. Il y avait quelques années, c’est ce qu’elle aurait fait. Mais les temps avaient changé.
« Y chantent beaucoup ?
- presque pendant tout le film. », et j’ai cherché un autre sujet de conversation, sans trop trouver, ça a créé un silence, suivi d’un peu d’agitation : Sabine a secoué le voisin, l’a engueulé, parce qu’il ne se nourrissait plus que de café, et de cyprine, elle a dit cela moins médicalement, elle a dit « Tu bouffe plus que de la chatte ! », c’était très élégant, et lui s’est tourné vers moi, en tendant son gros doigt : « Et elle ! t’as vu sa tronche ? Tu crois qu’elle bouffe quoi ? ». Tout cela a été suivi de rires grassouillets, de demi rires gras.
J’ai allumé une clope, et j’ai parlé des gosses. Ça, s’était un sujet qui fonctionnait toujours. Plus ou moins intéressant quand on cherche à s’aérer les idées, mais un sujet sur lequel tout le monde a quelque chose à dire, en général… Je demandais donc des nouvelles des enfants. Ils allaient tous bien, ceux du voisin étaient chez leur mère, celui de la voisine, Grégory, était à l’école.
Nouveau silence. Je regardais l’heure.
« Non, mais, là, hein ? on va pas la laisser dans cet état ! hein ?! faut l’aider un peu ! regarde sa tête ! »
Sabine eut un demi sourire complice, mais un regard étonné en direction du voisin « De quoi ? » .
Il s’agita un peu sur sa chaise en marmonnant, et fouilla dans ses poches. Sabine sourit, en secouant la tête : « il est complètement fou ! »
L’autre eut un grand sourire satisfait. « Soyons fous ! Soyons fous ! » dit-il en ouvrant le petit carré de papier blanc qu’il avait sorti de sa poche. Sabine se leva pour aller chercher un magazine bien lisse, où la poudre ne collerait pas.
J’ai souri à mon tour, parce que j’en avais envie, parce que la situation était… filmographique. « Tu m’offre le paracétamol, c’est ça ? C’est parce que j’ai la gueule de bois ? »
- faut toujours que tu râle ! »
C’était vrai. Toute folle que j’étais, je « folâtrais » toujours en râlant. Faut dire que je ne folâtrais pas souvent, ou alors les soirs de gala, c’est à dire presque jamais. Cela devait faire à peu près vingt ans que j’avais pas folâtré à midi moins dix. J’étais une folle modérée, le plus souvent.
Le voisin agitait ses télécartes avec une dextérité qui ne m’étonnait plus. Il sépara le petit tas en trois, et récupéra une feuille de papier roulé en forme de paille qui trainait sur la table. Je m’en voulus un peu de ne pas l’avoir remarquée avant. Comme quoi, on a beau connaître, y’à encore des détails dans ce produit qui peuvent vous surprendre. Si on n’est pas aux aguets, on ne remarque rien. Et je pensais à sa femme, à son ex-femme, à l’ex-femme de ce voisin. Un jour, peut-être un an auparavant, elle était passée à la maison, et nous avait raconté qu’elle avait pu vivre avec lui, l’engueuler, lui faire l’amour, sans s’apercevoir que tout cela étai pipé : quand il en avait, tout allait bien, quand il n’en avait plus, ils étaient au bord de la rupture. Et elle, qui pourtant connaissait bien son homme sous cocaïne, elle, avait vécu tout ça pendant plusieurs mois sans s’apercevoir de rien ! je n’avais pas vu la paille. Peut-être l’avait-il planquée en m’entendant arriver… sans doute. C’est comme ça qu’on fait, d’habitude. Lorsque quelqu’un arrive, il n’y a plus qu’une chose qui compte : garder la came. Après c’est selon : il ya les habitués des toilettes, il y a les discrets, qui font comme si de rien n’était, et planquent leur paille, des fois qu’on leur en demanderait. Le voisin avait divisé son petit tas en trois fils égaux. C’était sans doute une preuve d’amitié.
En tout cas, je le pris comme tel. Moi aussi, j’avais découpé un bout de papier avec les petits ciseaux de Grégory que Sabine avait laissés sur la table. Moi aussi, je m’étais bien sagement fabriqué ma paille à nez. Il enfonça la paille de papier dans sa narine gauche, expira lentement tout l’air de ses poumons par la bouche, se pencha au dessus d’une des lignes, et la sniffa d’un seul coup, d’un seul. Et puis, les yeux brillants, il me dit : « A ton tour, choisis. » Pour respecter la tradition, et ne pas le vexer, je choisis la plus grosse ligne des deux . C’est comme ça qu’il faut faire. Choisir la plus petite, cela revient à dire que la came n’est pas terrible, que le cadeau est ridicule. Choisir la plus grosse, c’est être logique avec soi-même, et correct avec celui qui offre. J’expirai par la bouche, pris la moitié par une narine, l’autre moitié par l’autre, sinusite chronique oblige.
Midi allait sonner. Je me tournais vers Sabine, qui accomplissait son petit travail manuel, roulait méthodiquement sa paille. Comme ça, parce que cela me paraissait logique, je dis sur un ton d’affirmative : « Grégory mange à la cantine, aujourd’hui… »
Sabine sourit et dit : « Non non. Une petite dernière, et je vais le chercher ». Puis elle expira par la bouche, aspira par le nez, et se leva pour aller chercher son gosse à l’école.
En sortant, je regardai le gâteau Savane au chocolat posé sur la table, entre le magazine et les pailles, et je pensai : « Tiens, le repas de Grégory est prêt ».