Il s’éveilla d’un coup, parce que la cloche sonnait grave,
ce matin là, et qu’il se dit qu’il était déjà mâtine .
Alors, il quitta sa paillasse, et rajusta sa robe de laine .
Certainement, mâtine avait
sonné, car le dortoir voûté en coque de bateau était vide, totalement.
Il noua la cordelette autour de sa taille, et s’élança pieds
nus sur les dalles gelées.
Il courut à travers la longue pièce, pour arriver au bout
.Il courut, il courut, il courut, tellement vite qu’il faillit trébucher. En
ce mois de décembre, la nuit durait
longtemps .Un voile d’obscurité recouvrait le dortoir, si bien qu’il ne pouvait
rien voir .
Rien du tout. Rien
sauf, là-bas, tout au bout, tout au bout, derrière la porte, la lumière .
Il courut , il courut , il courut ,pour arriver au
bout .Mais , en passant la porte, il s’aperçut qu’il était déjà aux
cuisines. Sans s’en être rendu compte, il avait descendu les escaliers,
traversé le couloir, franchi les portes du cellier, et se trouvait maintenant
devant la grande échelle qui menait au grenier . Ce n’était pas sérieux, en ces
temps de disette, de laisser l’échelle, comme ça, traîner devant la trappe. La
nuit était longue pour les affamés qui se pressaient, tous les jours plus
nombreux , devant les portes du couvent. La nuit, ce n’était pas comme la
journée, la nuit, n’importe qui pouvait entrer! Alors cette échelle, là, juste
devant la trappe éclairée! Un véritable appel au vice!
Est-ce par vice qu’il voulut y monter ?
Ce n’était pas le chemin le plus court pour rejoindre
l’abbatiale dont, toujours très graves, les cloches teintaient .Pourtant, il
voulut y monter , et s’approcha à tâtons du halo scintillant que dessinait sur
le plancher la lumière qui sortait par la trappe du grenier. C’est alors qu’un
grognement furieux déchira le silence. Un énorme chien noir était devant
l’échelle. Il ne voyait ni son corps, ni ses yeux, seulement sa gueule, ouverte
comme une porte hérissée de poignards .
La gueule, ouverte, comme une porte.
« Une porte assassine ! »
pensa-t-il « la porte de l’enfer ! » et il fit demi tour,
pas longtemps, juste quelques pas .
Il était différent de
tous ces pauvres bougres moinillons de cellier : c’était un fin
lettré , un moine régulier , un copiste
averti , et songeant qu’Aristote l’eut
trouvé en cet instant moins tempéré
qu’exagérément prudent , il se ravisa et décida d’affronter tout
bonnement ce chien étrange avant qu’il n’aille dévorer quelque viande séchée stockée dans le
cellier . Après tout aucune bête du diable n’avait jamais empêché un bon
chrétien de passer . Il était pressé, la cloche teintait .
Il se retourna donc vers le halo, vers l’échelle, vers la
bête . Mais celle-ci avait disparu, comme évaporée. « Elle doit s’être
cachée quelque part », pensa-t-il, mais la cloche teintait, et il
était pressé . Il oublia donc la viande séchée et se rua sur l’échelle qui
s’offrait à lui, toute auréolée de lumière .
Il grimpa, il grimpa, il grimpa .
Arrivé en haut, tout en haut de l’échelle, un frisson de
terreur parcourut sa tonsure .Pas de grenier ! mais la cour extérieure de
l’abbaye!
Ce n’était pas possible, car il était monté …A moins…A moins
qu’il n’ait été encore ensommeillé…
Pourtant! c’était bien une échoppe, là-bas, où se tenaient
deux hommes .
Le premier était un grand et magnifique damoiseau. Le second
était noiraud et tout penché.
Ils avaient posé une pâte informe dans une balance , et la
pesaient . Visiblement , aucun des deux n’était très honnête , car chacun d’eux
appuyait fortement sur son plateau pour faire basculer le poids à son avantage
. Tous deux hurlaient , s’insultaient, comme il ne convenait point à de bons
chrétiens . Il voulut donc intervenir,
les apaiser, les pacifier, mais comme il s’approchait, il vit le beau jeune
homme sortir une grande épée, comme seul un grand seigneur aurait pu posséder.
« Affaire de marauds », pensa-t-il, tandis que la
cloche, teintant grave dans la nuit, l’appelait à l’office, auquel, c’était certain, il était en retard
.
Quelle nuit ! Quelle nuit ! On y voyait
goutte !
Sans doute est-ce pour cela qu’il n’eut pas conscience
d’avoir passé le porche et gagné l’abbaye .Les colonnes sans nombre du
déambulatoire étincelaient à présent
devant lui d’une clarté lunaire, fine et bleutée .
Il était dans le cloître .
Il pressa encore davantage ses pas. « Plus vite !
Plus vite ! » pensait-il . Maintenant, il courrait presque. Ne
jugeant pas utile de perdre encore du temps, il traversa tout droit le jardin,
à travers les haies de simples géométriques, à travers les galets, à travers le
puit, toujours vers la lumière qui brillait devant lui .
Il se trouva bientôt devant
l’église.
La cloche grave teintait, lentement, au dessus de sa tête,
là, quelque part dans le ciel .
Il était dans le chœur, juste devant l’autel .
« Mais ce n’est pas mâtine ! »
pensa-t-il « Ce n’est pas mâtine !Cette cloche est trop
grave ! Et cette obscurité ! »
Seul, perdu, enveloppé de ténèbres, il s’allongea, dos sur
le sol, et fixa l’oculus.
« J’entends la cloche teinter, j’entends mes compagnons
chanter, je vois la lumière briller , superbe, là-haut , très haut , au dessus
de moi ! A peine entachée
d’éclaboussures de nuit. »
Il
souriait comme un enfant, tandis que là-haut, très haut, au dessus de lui, dans
la pâleur moîteuse d’un matin de décembre, un petit moine gris jetait à belles
pelletées la terre noire du cimetière dessus son corps glacé .